On passe sa vie à tourner autour du pot. Comme le lion en cage, on observe, on épie la proie, on attend le moment propice pour sauter sur elle. Ça peut durer longtemps, cet évitement. Je le sais parce que ça fait des mois que je tourne autour de ce pot. Quand j’ai vu cette toile de Robert Carter (Gerontology – a Helping hand) pour la première fois, j’ai tout de suite senti les larmes monter, un truc m’a pris à la gorge, et j’ai compris qu’il y avait quelque chose en moi que je taisais, que je gardais bien bâillonné, mais qui ne demandait qu’à sortir et à crier. Je n’arrivais pas à garder les yeux sur cet homme sans que les miens ne se mouillent. Je ressentais une peine, une tristesse infinie, je savais pourquoi, mais je n’avais pas envie d’aller explorer de ce côté-là. Je savais que ça ferait trop mal. Je savais que si j’allais par là, l’hémorragie de larmes ne s’arrêterait jamais. D’ailleurs ça commence déjà alors que je ne fais qu’écrire. Alors ça fait des mois que j’écris sur tout et n’importe quoi, sur les livres que je vois, les films que je vois, sur ce que j’appelle pompeusement « la beauté », mais que je n’écris pas sur moi. Je tourne autour du pot. Alors bien sûr ça m’interroge. Pourquoi ouvrir un blog ? Si c’est un espace personnel, je devrais être capable de parler, d’écrire sur moi. Pourquoi utiliser un pseudo si je ne me sens pas en mesure d’affronter les jugements dont je pourrais être l’objet si je parle de moi et en mon nom ? Pourquoi ce subterfuge ? Pourquoi tourner autour du pot alors que ce pot, je le sais, je le pressens, contient l’essentiel et pas le blabla caramélisé pour faire passer le temps que je délaye à louchées par ailleurs ?
J’y vais. Je vais respirer et je vais le dire, le crier. Faut que ça sorte, parce qu’à l’intérieur, c’est juste une source de tristesse alors, faut pas que ça reste.
Ce vieillard au regard éteint, au regard de vaincu, c’est mon père. Enfin, bien sûr ce n’est pas vraiment mon père, Robert Carter n’a jamais connu mon père et décidé de le peindre, mais c’est l’ombre de mon père. Ce regard fatigué aurait pu être le sien, comme ses épaules voûtées, le pli douloureux de ses lèvres. Mon père n’a pas eu une vie facile et du coup, il n’a pas rendu la nôtre facile. Il est mort en Algérie, il y a deux ans, d’un AVC. Il a résisté quelques semaines, mais en Algérie, dans un pays où les hôpitaux ne disposent pas de scanner, où les médecins de garde sont chez eux le week end, les AVC sont des accidents fatals. Il est mort il y a deux ans donc. Ce qui est encore plus triste que la perte, c’est de ne pas trouver les larmes pour la pleurer. Ma tristesse au fond, ce n’est pas tant d’avoir perdu mon père, que de n’avoir pas eu les larmes pour le pleurer.
Quand ma mère a précédé mon père dans sa décision de s’envoler, ma vie a fait un plongeon dans l’obscurité et depuis s’est transformée en cauchemar éveillé. Ça fait cinq ans presque qu’elle n’est plus là, et il n’y a pas une minute où je ne pense pas à elle, où elle ne me manque pas. Je revis chaque moment de ce mois d’horreur où nous nous l’avons vue partir, impuissants à la sauver, à la retenir, et c’est à chaque fois, pleurs pleurs pleurs, mais avec mon père, ça n’a pas du tout été ça. Quand je me balade sur facebook, j’envie ceux qui postent des photos de leur père, de leur mère, avec pleins de cœurs autour. Je les envie d’abord parce qu’ils ont encore leurs parents et qu’ils ne réalisent pas leur putain de chance, quand moi je n’ai plus ni l’un ni l’autre. Et puis je les envie pour l’amour qu’ils expriment à l’endroit de leur paternel. J’aurais voulu que ce soit aussi simple avec mon père, mais c’était pas notre histoire. La nôtre a été compliquée jusqu’au bout, il n’y a pas eu de happy end, au contraire, l’épilogue a laissé une trace amère, un hébétement.
Nous ne savons pas qui écrit la grande histoire de chacun, nous ne savons pas s’il y a un destin, si des forces organisent et poussent dans les coulisses nos timides existences dans des directions prédéterminées. Nous ne savons rien. Nous sommes seulement des pantins, les acteurs ignorants d’une pièce dans laquelle s’enchevêtrent les pièces des autres. Même en prenant de la hauteur, en réfléchissant longtemps sur la signification de ce que nous vivons, de ce que nous traversons, il est difficile de donner un sens à ce que nous considérons profondément injuste. Nous pouvons l’accepter, nous résigner. Mais ça ne guérit rien. Ça ne répare rien. Le mal fait est fait. Le film est terminé.
Alors pourquoi j’écris ? Qu’est-ce que ça va changer ? Je sais que mon père n’était pas le père idéal, mais c’était mon père. Et il n’était pas seulement celui que je craignais, auquel j’ai fini par renoncer comme il avait renoncé à nous. C’était aussi le père de mon enfance, et c’est un père alors que j’ai aimé. J’ai dit qu’il n’avait pas eu une vie facile. Il n’avait pas connu son propre père. Il s’est marié deux fois, après que la première soit morte, le laissant avec trois enfants en bas âge. Mon père a donné ses forces à la France et à sa famille. Il se levait chaque jour avant l’aube et partait pour Paris avec sa gamelle, avant de revenir vers 16h, le dos cassé. Nous n’avons jamais manqué de rien. Le frigo était plein, nos vêtements propres et nos devoirs impeccablement faits. Il n’avait pas de vice, il était sérieux jusqu’à l’os. Il nous amenait à la mer, à Dieppe surtout. Les journées étaient courtes parce qu’il était obsédé par sa peur des bouchons, mais ça reste de grands morceaux d’enfance. Il était toujours prêt à rendre service. Il ne savait pas garder rancune. Il avait un cœur en or. C’est juste dommage que sa tête ait été si compliquée.
C’est ce père, le père de mon enfance, qui aurait mérité mes pleurs, mes regrets. Mais il y a longtemps qu’il avait disparu des radars. L’autre père, celui qu’il est devenu avec les années, a évincé l’autre et les sentiments qui existaient encore alors se sont teintés de couleurs obscures. Souvent en regardant ce père que je ne comprenais plus, que je ne pouvais plus approuver, je ressentais une grande tristesse. Pourquoi n’était-il pas en mesure de voir ce qu’il était en train de casser en nous ? On ne peut pas tout faire parce qu’on est père (ou mère). On ne peut pas tout accepter parce qu’on est son enfant. Depuis que je suis mère, j’ai découvert le pouvoir terrible et terrifiant que je possède sur mes filles. Je ne leur ai pas seulement donné la vie. Je peux rendre la leur merveilleuse ou la condamner au malheur. Cette conscience m’a rendue moins indulgente. Parce qu’un parent sait le mal qu’il fait à son enfant. Et s’il ne reconnaît pas les germes du chaos qu’il plante dans le cœur de son enfant, c’est que ce parent est malade et dangereux. Là est le grand malheur. Celui qui est censé protéger l’enfant est celui qui menace son intégrité, son équilibre, ses chances de bonheur.
Regarder au fond du pot, c’est se confronter avec ce qui a été, ce qui aurait pu être et ne sera jamais. Pleurer un bon coup en constatant l’étendue des dégâts avant de rassembler les morceaux, pour repartir et écrire la suite avec les questions en suspens, les réponses qui ne viendront jamais. L’une d’elles : aurais-je aimé avoir un autre père ? Ça, c’est une autre histoire, ou plutôt un autre pot. On verra ça une autre fois si ça ne vous dérange pas … Ou pas^^.
Illustration : avec l’aimable autorisation de © Robert Carter