La bibliothèque municipale de ma ville est vraiment incroyable : d’abord, elle est internationale. On y déniche des livres et des films dans de nombreuses langues, du russe au chinois en passant par l’arabe, le français et le polonais. Et puis on y emprunte des livres de qualité. Dernière trouvaille, section anglais : le roman graphique de l’américain Joe Sacco, Palestine. Publié en 2001, il compile les planches nées du séjour de deux mois du journaliste Joe Sacco dans les territoires occupés pendant la première Intifada lancée par les jeunes Palestiniens.
Joe Sacco débarque donc au cours de l’hiver 1991-1992, avec son bagage culturel Yankee à Gaza à la recherche d’histoires palestiniennes. La première partie du roman met en scène ses tribulations dans des camps de réfugiés boueux et le montre peu sensible aux souffrances dont il est témoin : il se montre souvent cassant, voire ironique. Comme s’il voulait se protéger, préserver « son objectivité». Au fil des semaines, des rencontres avec des familles Palestiniennes marquées par les humiliations quotidiennes, les brimades des soldats de Tsahal, les emprisonnements arbitraires, les spoliations de terres, la destruction de maisons, la vie sous couvre-feu, sous occupation militaire, la torture pour faire confesser tout et n’importe quoi, les disparitions de proches, de fils, de pères, de frères, d’oncles, les tabassages qui n’épargnent ni les mères ni les enfants ni les vieillards, les blessés laissés mourir volontairement, les regards résignés, éteints de ces Palestiniens qui n’ont aucun horizon sinon celui de la résistance que le monde occidental s’ingénie à qualifier de terrorisme, Joe Sacco comprend. Il comprend l’incompréhensible, l’insoutenable, l’injustifiable.
Aucune couleur, un coup de crayon peu porté à la complaisance ou à la tendresse, un dessin hyper réaliste, un regard acéré, et au final un roman graphique hyper documenté … jusqu’à la nausée. 285 pages denses que j’avais hâte de terminer. Comme Joe Sacco, les histoires rapportées confirment les unes après les autres l’injustice subie par un peuple entier et surtout le sentiment d’impuissance lié à la disproportion des moyens et de traitement des protagonistes d’un conflit qui dure depuis presque 70 ans, sous les yeux d’un monde qui a abandonné le peuple des Palestiniens à son funeste sort.
Pour les Israéliens, les Palestiniens ne sont pas des êtres humains : ils représentent un problème. Et comme tout problème, celui-ci doit être éliminé. Pour les Palestiniens, les Israéliens représentent ceux qui les ont spoliés, ceux qui ont volé leur terre et leur droit à vivre. Des ennemis donc, qui ne peuvent s’entendre. Il suffit de suivre Joe Sacco à Tel Aviv, en compagnie de deux Israéliennes, qui affirment vouloir vivre en paix… Prière légitime, mais que signifie-t’elle dans un contexte d’occupation ? Que comporte-t’elle en termes de choix politiques ? La domination militaire, économique, politique d’un autre peuple, l’érection d’un mur gigantesque, énorme, une frontière qui les sépare, eux, tenants de la seule « démocratie » de la région, à un peuple palestinien qu’ils ignorent. Un déni nécessaire qui leur permet de supporter le poids moral d’une occupation inhumaine, d’opérations militaires régulières sur Gaza et qui se soldent toujours par des milliers de morts côté Palestiniens (bien sûr les bombes ne distinguent jamais ni les victimes civiles ni les enfants des cibles stratégiques), pour contrebalancer la démographie effrayante de ce peuple palestinien qui refuse de disparaître sans résister.
La lecture de ce roman graphique est ardue mais nécessaire. Elle est douloureuse et frustrante car nous savons que notre empathie ne peut pas grand-chose pour rendre à un peuple ce qui lui a été volé et ce qui continue à lui être nié : son droit à l’humanité. Lire Palestine de Joe Sacco, c’est ouvrir les yeux sur un conflit que le monde entier a permis et continue de permettre sans aucune intention de le résoudre. Ce roman graphique est terrible, violent : impossible d’en sortir indemne. Une fois fermé, il laisse en nous une trace amère. Celle de la honte.
Palestine, by Joe SACCO. 296 pages. Editions Jonathan Cape.