Chacun de nous est l‘héritier d’une histoire. Parfois, celle-ci nous dépasse. Quelquefois, elle nous écrase même, nous empêchant d’avancer librement. S’il est illusoire de croire pouvoir s’en défaire, il est en revanche permis de la transformer, de la sublimer, de la transcender. C’est ce que font les artistes ; c’est ce qu’a fait Art Spielgelman, célèbre illustrateur américain dans son roman graphique MAUS, paru en 1996 (compilation de ses deux premiers tomes, parus en 1986 et 1991) pour exorciser la tragédie familiale.
Ce poids qui oppresse Art Spiegelman, c’est celui de la culpabilité. Culpabilité d’avoir une vie facile, quand ses parents au même âge ont subi les persécutions les plus inimaginables, traversé l’Enfer avant d’en revenir miraculeusement. Culpabilité d’être vivant tandis que son petit frère Richieu est mort à 6 ans à peine pendant la guerre, victime collatérale du Mal fait homme. L’histoire d’Art Spiegelman aurait pu être celle d’une famille juive polonaise normale, bourgeoise, bien enracinée dans son pays. Tout bascule avec l’arrivée des Nazis, la diffusion des idées racistes, antisémites (entre autres) et leur transformation en lois discriminatoires. Commence la longue nuit pour des millions d’individus, accusés d’être nés juifs, roms, handicapés, porteurs de « vies sans valeur », justes bonnes à être éliminées. C’est ce voyage que nous faisons avec Art Spiegelman à travers les souvenirs de son père. Un voyage éprouvant, qui nous laisse sans souffle, chancelants, perturbés.
Le parti-pris esthétique s’articule autour de deux axiomes: le noir et blanc et « l’animalisation » des personnages. Les Juifs sont des souris ; les Allemands, des chats ; les Polonais, des cochons et les quelques Français échoués dans les camps des… grenouilles. Le développement de l’intrigue joue sur un va et vient entre passé et présent, mémoire du père et problèmes actuels (relations difficiles avec un père en perte d’autonomie et « inadapté » à un monde normal). En se lançant dans le projet de reconstituer une mémoire familiale, qui plus est, une mémoire douloureuse (extermination de toute la famille dans les camps, suicide de la mère, mort du petit frère, exil vers l’Amérique pour oublier l’Europe et ses morts qui y pourrissent…), Art Spiegelman accule le lecteur sans lui laisser la possibilité d’éluder des interrogations pénibles :
– un tel cauchemar peut-il se reproduire ?
– si on frémit d’horreur, et d’indignation devant le récit du calvaire subi par les Juifs et autres indésirés, qu’en aurait-il été alors ? Dans quel camp aurions-nous été ? Aurions-nous été parmi les « Justes », de ceux qui au péril de leur vie, décident de cacher ceux qui sont pourchassés et menacés de mort ? Ou aurions-nous été comme ce « cochon » de paysan Polonais qui balance gratuitement et sans ciller les pauvres hères qui tentent de se dissimuler dans la paille de son étable (P.269) ?
– Aurions-nous fait partie de la grande masse, indifférente, complice dans sa passivité, complice dans son adhésion, soulagée seulement de ne pas être dans la ligne de mire des assassins ?
Il est facile de juger l’histoire. Il est aisé de se poser en moralisateur quand le mal est passé, et de décréter, la main sur le cœur, que nous aurions sans doute aucun été du côté des « gentils ». Mais qui était les gentils à l’époque ? Qui était les méchants ? Comment en est-on arrivés là ? Comment a-t-on pu convaincre la majorité d’embrasser un projet politique qui appelle l’extermination de l’Autre, quand cet Autre, jusqu’à hier, était votre voisin, votre ami, votre collègue, quelqu’un qui parlait votre langue et participait à la même histoire ?
Ce sont des questions terrifiantes qu’Art Spiegelman nous laisse en héritage. Si nous voulons éviter de replonger dans la nuit, il apparaît urgent de trouver non pas des réponses -les réponses ne se sont jamais révélées suffisantes pour contrer le mal – mais des remèdes.
MAUS (L’intégrale T1 et T2) d’Art Spiegelman, Flammarion – 295 pages.