J’ai un voisin – on va l’appeler Louis Beaumarchais- Français, cheveux blancs, teint rosé, petite soixantaine, grand, fort, distingué. Tout l‘hiver, il a porté un loden vert sapin et un béret. Quand il nous arrive de nous croiser dans la cour, il enlève alors son chapeau et me salue d’un « bonjour, madame ». Sa voix est douce, posée. J’y discerne un accent onctueux. Ce n’est pas un accent géographique mais un accent qui trahit une certaine éducation, une appartenance. Je crois qu’il vit seul. Je ne sais pas s’il a laissé sa famille à Paris ou s’il est célibataire. Il est discret. Je le rencontre parfois, tôt le matin quand il se rend à pied à son bureau. Je sais qu’il a un poste important dans une banque franco-italienne.
C’est un homme agréable, dont on ne peut pas dire grand-chose, car on ne sait rien de lui. Mais on peut imaginer. Supposer, déduire. Fabuler.
Ce qui m’intrigue le plus chez Louis Beaumarchais, c’est ce sourire content qu’il arbore dès huit heures du matin. On sent qu’il est d’attaque pour la lourde journée de travail qui l’attend. Il ne se plaint jamais et se fâche rarement. Un cérébral qui tente patiemment de convaincre son interlocuteur du bien-fondé de ses idées. Il possède un auto-contrôle rare, qui le fait apprécier de tous, de la réceptionniste (à qui il ramène ponctuellement des chocolats de Paris) à ses collaborateurs, en passant par ses concurrents, qui ne mésestiment pas le fin stratège qu’il est. D’ailleurs, Louis Beaumarchais a derrière lui un parcours sans faute. Il provient d’une bonne famille de province, un père notaire, une mère dévouée à son mari et ses deux fils. Son frère cadet a repris l’étude paternelle. Les relations fraternelles sont cordiales et parfois quand ils se laissent aller, franchement complices, voire physiques, comme quand ils avaient dix et douze ans. Le rêve secret de Louis aurait été d’endosser la soutane. Mais une fille, à dix-neuf ans, Eléonore, l’a fait douter : il a senti combien sa chair était faible. Il a eu peur de ne pas être à la hauteur. Il a rangé ses rêves de paroisse, d’ouailles fidèles et confiantes et il est entré à Polytechnique.
Une autre chose qui m’intrigue, c’est son loden vert sapin et son béret. Le week end, Louis Beaumarchais porte des pantalons de velours, des gilets bordeaux ou verts en laine sur des chemises sur mesure d’excellente qualité, marquées de ses initiales. Il ressemble à tant d’autres hommes du même milieu. Est-on vraiment libre d’être ce qu’on a envie d’être ? Réussit-on jamais à se libérer des diktats sociaux, culturels de notre milieu d’origine ou ce sceau nous suit-il toute notre vie ? Louis Beaumarchais sait-il ce qu’est un perfetto ? A-t-il jamais porté une paire de jeans ? A t-il jamais dit « merde » à quelqu’un ou brandi un doigt d’honneur ?
Ce qui est marrant avec ses voisins, c’est qu’on se trompe toujours sur leur compte. On les croit sympas : ils se révèlent à l’usure de vraies peaux de vaches. On ne peut pas les voir en peinture. On découvre qu’ils sont serviables et timides. Je suis sûre d’être à côté de la plaque avec Louis Beaumarchais. Les personnages en apparence lisse sont toujours les plus intéressants. Qui sait si sous son loden et son béret, Louis Beaumarchais ne cache pas une âme d’artiste contrariée, adepte de sado-maso, grand connaisseur de rap made in West Coast ?
Qui sait qui est vraiment Louis Beaumarchais ?
Illustrations : René Magritte