Il y a quelque temps, j’avais décidé de tenter le Capes d’histoire-géo. À cette décision a suivi une année fiévreuse, intense, éprouvante parfois, de lectures, d’exercices cartographiques, de découvertes de noms, de notions, de dates. A la fin de cette année, mon cerveau fatigué n’était plus le même. Ma vie aussi avait beaucoup changé. Mon être social s’était étiolé tandis que ma vie intérieure s’était prodigieusement dilatée. J’ai souffert mais je me suis régalée.
Parmi les belles découvertes qui ont émaillé ce parcours du combattant, l’une d’elles a marqué le début d’une révolution intérieure. C’est celle de la géographie. J’ai découvert une nouvelle manière d’appréhender le monde, de le regarder.
Quand j’étais enfant, comme tous les enfants, j’ai appris la géographie physique. A l’université, je me suis concentrée sur la géopolitique d’Yves Lacoste et de Béatrice Giblin, branche de la géographie politique qui appréhende les rivalités de pouvoirs ou d’influence sur des territoires et les populations qui y vivent. La géographie, ce n’est pas seulement une discipline descriptive des phénomènes physiques, naturels ou politique. C’est la science qui étudie les interactions entre les sociétés humaines et l’espace qui les entoure. Parce que l’homme n’est pas seulement un individu dont l’existence se déroule sur une échelle temporelle ; elle se déploie dans l’espace et cet espace est modelé, « travaillé » en profondeur par l’action humaine. Notre vie peut ainsi être cartographiée à l’infini, et ces multiples représentations parlent de nous, nous racontent aussi précisément, aussi justement que nos papiers d’identité, nos actes, nos paroles. Les cartes forment des discours, avec leurs accents et leurs silences. Ce sont des messages puissants et sensibles. L’être humain est donc fondamentalement un être spatial dont la vie peut s’écrire en cartes.
Que dit notre espace de nous ? Que disent nos déplacements ? De la carte unique sur laquelle nous « dansons » notre vie ? Un géographe, Mathis Stock, s’est intéressé à la carte de nos déplacements : à leur nombre, leur fréquence, leur destination. Chaque carte est singulière et reflète nos possibilités, nos « compétences spatiales ». Par exemple : tout le monde n’est pas capable de franchir certains seuils : ceux des boutiques de luxe, des musées, des grandes écoles, des cliniques privées, des endroits sélects, des cabinets de professionnels de haut niveau… Franchir certains seuils, se rendre dans certains quartiers, demande des compétences spatiales particulières. Les inégalités commencent là, dans l’espace que nous sommes capables d’embrasser, dans l’espace qui s’offre à nous, dans le théâtre de nos vies quotidiennes.
Une autre géographe, dont les travaux sont passionnants, Djemila Zeneidi-Henry, s’est intéressée à la carte mentale des SDF ( dans son livre Les SDF et la ville). Dans ses travaux de recherche, elle a demandé à des SDF de dessiner la carte de la ville dans laquelle ils bivouaquaient, Bordeaux. Et la carte qu’ils élaboraient, parcellaire, erronée, centrée autour des lieux de survie, raconte l’errance de ces existences parallèles, dessine une autre ville, une ville fantomatique, un théâtre d’ombres, dans lequel les gens « normaux » forment un ballet de spectres.
L’espace que nous produisons apparaît ainsi comme la projection de notre théâtre intérieur.
Faites votre carte, prenez une carte de votre ville et marquez les endroits où vous vous rendez régulièrement : tous les jours, toutes les semaines, rarement, jamais… Confrontez-la avec celle de vos amis. Vous risquez d’être surpris par tout cet espace qui vous habite.
Et puis, si ça vous tente, dans un second temps, tentez aussi le capes d’histoire-géo. Probable que vous ne l’aurez pas. Mais qu’est-ce que vous deviendrez intelligent.