Granada
Jour 4
VESTIAIRE FEMMES
C’est en principe un endroit interdit aux hommes. En principe. Je ne dis pas que de petits malins s’y introduisent mais leur présence dans ce lieu est indubitable. Leurs fantômes planent au dessous de nous, leurs noms glissent sur nos lèvres, leur souvenir nous enveloppe. Ils sont là, parmi nous. On ne parle jamais autant des hommes que lorsqu’ils sont absents, lointains, lorsqu’ils nous sont défendus. A l’école Carmen de las Cuevas, le vestiaire femmes est exigu. Il faut parfois attendre, debout, son tour, qu’un banc se libère pour retirer ses chaussures et endosser sa panoplie de reine du flamenco. Mais l’attente a ses récompenses. On écoute. On entend. Les conversations bruissent. On capte des regards, des gestes. Des histoires. Les visages rougissent, s’illuminent, s’obscurcissent. Les regards se voilent ou, au contraire, brusquement, se teintent d’étoiles. Les visages, les corps parlent tellement. Dans des langues parfois inconnues, parfois mal maîtrisées, mais on reconnaît les émotions, on réalise qu’on a les mêmes.
Il y a une jolie italienne, niveau intermédiaire. Fine comme une paille, elle est chanteuse de blues-rock dans le nord de l’Italie (Novara?). On se parle très vite parce qu’on a en commun une langue, la sienne. Dès le premier jour, je note qu’elle bout de l’intérieur : son copain, musicos comme elle, revient après deux mois d’absence. Elle n’en peut plus. Sept ans d’amours à distance, je lui dis qu’elle a du souffle ; elle répond qu’elle vit au jour le jour, qu’elle ne veut pas penser au futur. Je réalise à la fin de la semaine que je ne lui ai pas demandé son prénom.
Il y a Judy, l’australienne ; elle doit avoir près de soixante ans, elle a le corps généreux d’une danseuse orientale, la peau rose d’une britannique. Elle pense à Rob, son mari, qu’elle a laissé seul pour venir danser à Grenade. Elle a le regard dans le vague. Elle s’inquiète. Retouchera-t-il à la bouteille pendant son absence ? Il lui a promis qu’il n’en ferait rien, qu’elle pouvait partir tranquille. Peut-elle lui faire confiance ? Quand elle danse, elle essaie de l’oublier, mais le soir, quand elle l’appelle, elle guette dans sa voix la trace bien connue de l’alcool.
Il y a Pam, une noire américaine qui voyage avec son adolescente de fille, Tracy. Pam soupire souvent. Je surprends ses regards qui balayent tristement sa fille. Au départ, j’ai eu de la peine à croire qu’elles étaient mère et fille. Pam est si jolie et semble si jeune tandis que la grande tige deTracy semble faire la gueule à tout bout de champ. Pam a économisé sou par sou pour s’offrir ces deux semaines de flamenco à Grenade avec sa fille, et celle-ci, comment la remercie-t-elle ? En l’ignorant, en repoussant toutes ses propositions de sorties, d’excursions pour aller retrouver ses copines et faire un tour dans le mall du coin. Tracy a peut-être le mal du pays… Dix-sept ans, c’est un sale âge pour voyager avec sa mère… Pam se sent impuissante. Si seulement Eric était là, il aurait su parler à leur fille, mais il a préféré rester à Washington, et travailler. Gagner du fric, construire sa carrière, pour leur offrir un toit solide… La ritournelle habituelle. Pam contemple les souliers rouges qu’elle s’est acheté pour le stage de danse et sourit. Elle a déjà trouvé un cours de flamenco près de chez eux, à Washington. A la rentrée, elle sait qu’elle continuera à danser et cette perspective la réjouit. Elle chasse ses pensées moroses et avec son accent yankee très fort dans la voix, lance : « qui veut sortir ce soir ? ».
Il y a Vara, la jeune Turque. Enfin, elle vit à Hambourg en Allemagne. Elle est venue avec Murat, son ami de toujours. Ils partagent la même passion pour le flamenco, mais Murat est promis à une grande carrière. L’autre soir, il est monté sur scène pour la première fois avec d’autres danseurs, de haut niveau. Vara est restée subjuguée, mais elle a eu un pincement au coeur, quand elle a vu autour d’elle les autres femmes le dévorer des yeux. Elle espère qu’un jour Murat comprendra. En attendant, elle ne dit rien quand il disparaît la nuit, pour ne revenir qu’au matin, le visage chiffonné mais le regard étincelant. Elle l’écoute lui parler de José, Ignacio ou Miguel. Elle sourit mais elle fait semblant.
Il y a Bi, la vietnamienne. Elle vit à Sydney. Depuis quand un homme ne l’a pas touchée ? Elle se sent sèche, aride. Elle pose un regard dur sur les autres filles du vestiaire. Elle méprise celles qui sont volubiles, celles qui se déshabillent facilement, celles qui rient fort. Elle observe leur grain de peau, la rondeur de leurs seins, la courbe de leurs épaules. Elle les déteste. Elle se sent si misérable. Elle tient sa revanche dans la salle de cours. C’est une bonne élève, de celles, acharnées, qui apprennent vite, qui guettent l’approbation de la prof, qui continue à s’entraîner dans sa chambre d’hôtel, le soir venu. Elle sort rarement, elle planifie des excursions, seule, le samedi. Elle me fait de la peine.
Il y a moi aussi… Dans ma vie, il n’y a pas d’homme. Enfin, il n’y en a plus. Il y en a un que j’ai cessé d’aimer, Que je voudrais oublier. Un nouvel homme, bien sûr, j’y pense quelquefois. Mais c’est trop tôt. Je sais qu’un jour, un nouvel amour entrera dans ma vie. La vérité, c’est que j’ai un peu peur. Je redoute ce moment. Et si je me trompais ? Et si l’histoire finissait dans le mur, si je me berçais d’illusions ? Je n’ai pas le droit à l’erreur parce que je ne suis pas seule. J’ai mes filles et mes choix nous engagent, elles et moi. Pas question qu’elles morflent, parce qu’elles morfleront si je morfle. Ce sera donc l’Amour ou niente. En attendant, je tente d’avancer avec confiance, ce n’est pas facile, il faut balayer les doutes qui montent parfois, s’accrocher malgré les déceptions. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Mektoub…
J’écoute avec tendresse ces femmes autour de moi, mes sœurs. J’admire leur cœur énorme qui les fait aimer, qui les fait espérer, pardonner. Je me dis que l’homme aimé par une femme ne craint rien : il est le plus chanceux au monde. Je pense aux paroles de James Brown, « it’s a man’s world, but it would be nothing without a woman or a girl ». Je suis vraiment, vraiment d’accord.
Ps : un grand merci au site d’échanges de maisons guesttoguest pour m’avoir accompagnée dans cette aventure!