Granada
Jour 3
KIKA
J’imagine que si Pedro A. avait croisé son regard, il en eut fait aussitôt sa nouvelle muse.
Après Victoria, Rossy, Pénélope et Elena, la danseuse de flamenco grenadine Maria-Angustia, de son nom d’art Kika Quesada aurait traversé de sa présence magnifique la filmographie du maître. Pedro A. aurait exploité sa silhouette solide, ses yeux bruns, son visage racé et révélé derrière le masque parfait les fêlures pour en faire un de ses portraits amoureux de femmes.
Mais Pedro A. étant injoignable au téléphone (Pedro rappelle-moi dès que tu as mon message, besos), c’est moi, Dalila B., de mon état actuel et temporaire d’apprentie danseuse, qui me propose de vous raconter Kika, prof et merveilleuse danseuse de flamenco.
Je découvre très tôt qu’il y a deux Kika. Celle qui fume, grignote quelque chose entre deux cours et plaisante avec les élèves et les autres profs dans le patio de l’école Carmen de las cuevas : elle semble parfaitement à l’aise avec tout le monde et cette aisance affranchit chacun de sa timidité. On en vient à oublier que cette femme solaire et généreuse est l’une des « estrellas » du flamenco andalou, et que des milliers de personnes dans le monde tueraient pour être à ma place (désolée les gars, fallait être plus rapide) et apprendre à danser avec Kika. Et puis il y a Kika, la prof qu’elle devient dans le studio de danse.
J’imagine qu’on remarque toujours Kika au milieu d’ une foule. D’abord, parce qu’elle est belle. Son visage, doré par le soleil andalou, évoque celui de Catherine Deneuve dans la Sirène du Mississipi (tu vois le genre ?). Dans son regard perce une lumière qui contraste avec l’austérité de sa tenue spectrale quand elle dirige notre cours de danse. Sa chevelure cuivrée retenue dans une queue de cheval lâche encadre un visage souvent fatigué : » je travaille beaucoup », s’excuse-t’elle presque, quand on s’inquiète de ses traits plus tirés que la veille. Entre les cours à l’école qui ne désemplissent pas, les répétitions, les spectacles où elle se produit, les journées de Kika sont longues… à se demander où ses jambes trouvent la force de labourer le plancher.
Pendant le cours, son visage demeure fermé mais son regard est intense : elle semble jouer sa vie dans chaque pas, chaque mouvement de ses mains, de ses bras. Comme les autres filles autour de moi, je tire la langue pour ne pas être larguée… Heureusement, parfois, son regard croise le mien. Et son rire qui éclate comme une tempête me soulage de la pression absurde et dérisoire que je me mets : » no pasa nada », répète-t-elle, comme un mantra. Elle me reprend sur la posture : » redresse-toi. Relève le menton. Fière. Oui, c’est ça ». Je découvre avec Kika la rudesse du flamenco, sa force, sa grâce.
Kika danse depuis l’âge de 5 ans. Rien d’original sans doute pour une petit fille née dans une ville d’Andalousie où à chaque angle de rues résonnent les cordes de guitares. A Grenade, on entre en flamenco comme on entre dans le classique par chez nous.
À côté de la maison familiale, une école dispense des cours aux fillettes du quartier. Le père de Kika, passionné de musique andalouse, encourage ses premiers pas.
Mais la véritable histoire d’amour avec cette danse commence lorsqu’un chanteur de flamenco se produit devant les fillettes pendant un cours. Kika se sent transpercée. La voix de l’homme libère quelque chose chez la petite Maria-Angustia. Ce jour-là, elle danse pour la première fois. Une certitude naît et s’accrochera : elle dansera toujours.
Ses premiers spectacles, Kika les donne au sein des peñas de flamenco (associations culturelles de quartier). A Grenade, le flamenco se caractérise par la vigueur avec laquelle les danseurs frappent le plancher. Celui qui croit que le flamenco est un, se trompe lourdement. Chaque ville d’Andalousie offre des variantes locales. Le compás (rythme de base) de Séville, Cadiz ou Malaga est très marqué et les danseurs font souvent un grand tour d’Andalousie pour compléter leur formation.
Quand Kika se produit dans les tablaos (salles qui proposent exclusivement des spectacles de flamenco), elle improvise beaucoup de la même manière que le chanteur prend des libertés avec les textes. Le flamenco évoque les amours heureux ou blessés, la famille, les drames de la vie… Kika n’est jamais aussi à l’aise que dans le registre mélancolique. Il faut la voir alors sur scène. Son visage est transfiguré. Les spectateurs assistent aux tourments de son âme. Kika se débat avec la douleur. Qu’ importe si on ne comprend pas toutes les paroles de la chanson. Le corps de Kika est parole. On cesse de respirer pour la regarder danser. Elle occupe la scène, son visage parle, parle tant. Ses doigts se tendent, se recroquevillent, ses jambes toujours en mouvement frappent, refusant tout repos. Kika cherche quelque chose, des réponses à sa souffrance. Elle ira jusqu’au bout. Même si ça signifie mourir. Quand la voix du chanteur faiblit, le visage de Kika s’illumine. Qui sait quelles réponses elle s’est données. Qui sait même si elle en a trouvé. Mais les réponses, ce n’est jamais là l’important. Kika regarde droit devant elle. Elle se tient, superbe, droite, fière sur le devant de la scène, sous les applaudissements du public. Mais Kika ne les entend pas. Elle est ailleurs. Elle défie la douleur. Elle lui dit : » tu ne m’as pas tuée. Je suis encore là. Tu ne m’as pas tuée. Et tu peux revenir. Je serai là à t’attendre ».
La douleur reviendra. La douleur revient toujours. Mais je ne m’inquiète pas pour Kika. Parce qu’elle est une femme et que les femmes comme elle ne se rendent jamais.
Ps : un grand merci au site d’échanges de maisons guesttoguest pour m’avoir accompagnée dans cette aventure!