Au revoir, Monsieur Vincent

C’est un grand malheur. Oui, un grand malheur. Le village est tout chamboulé depuis l’annonce de la nouvelle. Maman refuse de quitter son lit et pleure sans pouvoir s’arrêter. Papa fume pipe sur pipe depuis le matin. Nous avions fini par nous habituer à sa présence douce et solitaire, à  l’aimer. Comment cela est-il arrivé ?

Hier, Monsieur Vincent était bien vivant, maintenant, il est là, sous terre, le corps raide et froid, et je n’arrive pas à croire que je ne croiserai plus sa longue silhouette dans la salle à manger ou par les chemins d’Auvers, que je n’entendrais plus sa voix profonde et lasse. Il me manquera, je crois.

Maman raconte qu’à force de recevoir du monde à l’auberge, elle est capable de deviner un destin sur un visage. Quand ses yeux ont croisé ceux de Monsieur Vincent la première fois, elle n’a pas voulu me dire ce qu’elle y voyait. Peut-être savait-elle … ?

Monsieur Vincent aimait partir à l’aube, avant les travailleurs. La porte de l’auberge grinçait, je bondissais hors de mon lit et de la fenêtre, le regardais s’enfoncer sur nos chemins à la recherche de la lumière. Souvent, j’aurais aimé le suivre pour comprendre. Que réussissait-il à voir que je ne voyais pas dans notre campagne ? Il était à Auvers depuis quelques semaines seulement et déjà, il possédait notre village comme aucun de ses habitants ne l’avait possédé avant. Cela me paraissait si absurde et si injuste. Pourquoi Auvers s’offrait-il à lui ainsi ? Étions-nous si médiocres ? Nos paysages visuels sont plats, monotones, sans surprise. Ceux que Monsieur Vincent peignait possédaient une force, une vie, un sens qui nous échappaient. Avec lui, tout s’animait, les fleurs, les champs, les ruisseaux, les oiseaux, même les bottes de paille. Monsieur Vincent n’était pas comme nous : nous nous contentons de la surface des choses. Lui, il regardait à travers, c’est pour cela qu’il était capable de voir plus que nous. Il me fascinait.

Monsieur Vincent parlait peu sauf quand il se trouvait avec le Docteur ou avec Monsieur Théo. Je le trouvais beau, à sa manière, mais il m’effrayait aussi. Quand j’ai posé pour lui, d’abord, j’étais fière qu’il me demande d’être sa modèle, mais quand il m’a installée sur le tabouret, mon cœur s’est mis à battre comme s’il voulait sortir de mon corps, mes mains tremblaient, je grelottais. Je n’osais même pas respirer. Je sentais ses yeux posés sur moi et je redoutais ce qu’ils y voyaient. Je savais qu’à ce moment-là, Monsieur Vincent creusait, grattait en moi ; ce n’était pas ma robe bleue ou la délicatesse de mon teint qui l’intéressait. Ce qu’il cherchait à exhumer, c’était seulement mon âme.

Monsieur Vincent était un voyant. Et les voyants finissent mal, maman me l’a toujours dit. Ils ne sont pas faits comme nous autres, il n’y a rien qui les protège de leurs visions. Ils les affrontent, seuls, ils les subissent, sans rien pouvoir faire d’autre que de les transformer en tâches de peinture. Pauvre Monsieur Vincent, comme ses visions devaient être terrifiantes… Pourquoi le Docteur n’a-t-il pas su soulager les tourments de son âme ?

Demain, j’irai me recueillir sur la tombe de Monsieur Vincent. Je lui dirai combien je regrette. Je sais que je suis sotte et prétentieuse de penser que moi, Adeline Ravoux, du haut de mes treize minuscules années, j’aurais pu me mettre en travers et déconfire les plans cruels du destin… Mais je dirai surtout à Monsieur Vincent que je ne l’oublierai jamais. Et je suis convaincue que tous ceux qui, après moi, contempleront ses tableaux, ne pourront le faire sans être bouleversés. Parce qu’ils sentiront à ce moment-là, qu’au fond d’eux, se dépose une parcelle immortelle de ce que vous étiez : un homme habité.

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