GRANADA
Jour 5
L’humilité
J’ai cherché longtemps une image pour illustrer ce dernier texte. Impossible de trouver dans une photo de flamenco une attitude, un regard, un geste exprimant l’humilité. Le flamenco n’est pas humble. Le corps des danseurs n’est pas humble. Il n’est pas arrogant mais il s’affirme. Il n’est jamais vaincu et s’il semble parfois défait, c’est un état de faiblesse passagère. Le danseur de flamenco se bat jusqu’à la fin, jusqu’à la mort. Sur scène, la vie cherche une issue, obstinément.
C’est une qualité, l’obstination. L’entêtement. La persévérance. On peut imaginer que c’est parfois trop, parce que ça peut aveugler, c’est comme un torrent fou qui déboule d’un glacier en dévastant tout sur son passage, en laissant des cadavres derrière lui. Je me demande ce qui m’a pris de me lancer dans le flamenco. Après une semaine dans cette jupe grotesque, ces chaussures qui m’amochent les pieds, je me pose des questions, j’ai des doutes… Est-ce que cette danse, à la vie à la mort, c’est vraiment moi ? Est-ce que je suis au bon endroit ? Est-ce que j’ai tellement envie (on parle même pas de talent) d’en devenir la reine ?
Aller à Grenade pour y danser le flamenco, c’est d’abord un luxe inouï. Une chance pas possible et j’en ai conscience à chaque instant. Fréquenter ce studio de danse avec des élèves qui viennent des quatre coins de la planète, ça me donne l’impression d’évoluer dans un film, comme Fame ou l’Auberge espagnole -en moins ambitieux et plus franchouillard. C’est une expérience qui me marquera, je le sais déjà.
Je sais que c’est le début d’une autre manière de voyager. Choisir un endroit pour y apprendre quelque chose en version originale… Le Japon, pour l’art des sushis ou des ikebanas, la Norvège pour fumer le saumon, la Nouvelle-Zélande pour tondre les moutons, le Sénégal pour jouer des percussions, Beijing pour l’opéra ou le kung-fu, New York pour les meilleurs cheesecakes du monde et les bagels, Montréal pour la stand-up comedy, l’Australie pour ne plus avoir peur des alligators, Salvador de Bahia pour la samba, Vladivostok pour distiller la vodka, Bali pour le batik, l’Argentine pour compter les baleines, l’Antarctique pour mesurer la température de la planète … Que sais-je ? Les possibilités sont infinies. Faut juste que je me trouve des sponsors ou un journal à qui vendre mes histoires… A bon entendeur.
Bon. Revenons à notre histoire d’humilité. J’ai été bouleversée par une scène de la Planète des Singes où les chimpanzés demandent à César, leur leader, son aval en baissant la tête et en lui tendant la patte. Et celui-ci, magnanime, leur effleure la paume dans une caresse qui dit : « vas-y, je t’autorise ». C’est pas très humain, ce rabaissement, cette attitude humble. L’homme n’est pas humble. Il ne l’a jamais été. Il est arrogant, présomptueux. Il s’imagine grand, entout cas supérieur aux autres espèces. Il pense qu’il a colonisé la terre, dominé la nature, sa nature. Il tente de dompter la vie, de ladépasser. Il se persuade que rien ne peut l’arrêter, pas même la perspective de sa propre fin. D’ailleurs, il vit en oubliant qu’il mourra un jour. Il s’étourdit, se détourne pour oublier cet ultime affront mais il ne renonce pas. Un jour, il cessera de mourir.
Dans un cours de danse, l’homme redevient petit. Il réapprend ce qu’il ne devrait jamais perdre en route. L’humilité. Et surtout la beauté de l’humilité. J’ai, dans ma vie, expérimenté un milliard d’activités sans toujours aller jusqu’au bout : guitare, djembé, karaté, danse orientale, danse africaine, volley-ball, ping-pong, peinture à
l’huile, dessin, etc, etc. Je me souviens du karaté. Je m’étais lancée dedans en m’imaginant que six mois plus tard, je serais devenue aussi balèze que Bruce Lee. Mais j’ai laissé tomber au bout de deux mois. Marre de revenir avec des bleus sur les bras et les jambes et puis j’ai réalisé qu’il me faudrait des années avant d’avoir une ceinture noire… C’était trop long, trop loin. J’avais pas compris alors que ce
qui était important, c’était le chemin. Pas la couleur de la ceinture.
Ce que j’ai retrouvé dans ce cours de flamenco, alors que mes pieds saignaient et mes yeux pleuraient de frustration, c’est précisément ça. Le retour à l’état d’enfant. Celui où l’on est au début du chemin. Où l’on a tout à découvrir, à faire, à vivre. Ses premiers pas. Ses premières chûtes. Ses premières larmes. Ses premiers sourires. Ses premières victoires. Ce qui est merveilleux dans la danse, dans le sport, dans l’art ou la vie, c’est que c’est un apprentissage permanent. Un geste est perfectible à l’infini. Il faut l’habiter. Il faut le forcer pour sortir de sa zone de confort, découvrir d’autres mouvements, d’autres couleurs, d’autres possibilités et s’émerveiller de ce que l’on se voit capable de faire.
Je ne suis pas devenue la reine du flamenco. Sans honte, je reconnais que je suis plutôt à classer du côté des crapauds. M’en fiche. Ça n’empêche que toute batracienne que je suis, j’ai pris du plaisir à me sentir maladroite, à perdre pied (littéralement). Quand j’étais larguée, je regardais avec envie les autres filles qui s’accrochaient pour ne pas perdre le rythme. Puis je souriais et je remontais dans le train. J’avais tant à apprendre. La technique. L’attitude. La position des bras et des jambes. La coordination des mouvements. Le rythme. La chorégraphie, la gestion de l’espace… Et quand je pensais maîtriser un pas, le lendemain, tout était à refaire. Je sentais que j’étais partie pour un long, un interminable voyage qui m’aurait demandé du souffle, de la passion et une foi inaltérable, pour affronter petites frustrations et grandes désillusions.
Ce n’est pas grave si le flamenco ne devient pas une passion durable, si je trouve plus de plaisir à regarder les autres danser qu’à tourbillonner moi-même. C’est vraiment pas grave… Ce qui est juste magnifique, c’est que cette semaine, à Grenade, je suis redevenue toute petite, riquiqui même. J’ai pris une grosse claque. Ça fait pas de mal, tu sais. On devrait tous s’en prendre une de temps en temps. Ca remet les idées et son ego bien en place. Mais pour cela, pour accepter de devenir tout petit, il faut être déjà… un peu grand.
PS : un énorme merci au site d’échanges de maisons guesttoguest, à l’école Carmen de las
Cuevas, à Kika Quesada et à mes copines de flamenco pour avoir permis cette aventure…