Cela fait des années que j’échange ma maison. Au départ, les échanges sont nés d’une nécessité. Je venais de m’installer en Italie, j’avais besoin de rentrer souvent à Paris mais je ne voulais pas peser sur mes proches ni massacrer mon codevi à chaque fois que je remontais. J’avais besoin aussi d’une certaine indépendance. Je ne sais plus comment j’ai entendu parler de la première fois de l’échange de maisons et du site GuesttoGuest.
Publicité ? Amis ? Article dans la presse ? Ce qui est sûr, c’est qu’une fois que j’ai franchi le pas, je n’ai plus pu retourner en arrière, dans le système traditionnel de vacances. Ce n’était plus possible. Les lieux où je passe mes vacances aujourd’hui sont le contraire des locations ou des hôtels, lieux neutres, dépersonnalisés… Les maisons où je me rends sont des lieux vivants, vibrants, chargés d’une histoire singulière, celle de mes hôtes. L‘échange est donc devenu un voyage dans le voyage.
Mon dernier échange, c’était il y a quelques semaines, dans le Var, chez Philippe et Mamy Blue (surnom de Christine)… J’aimerais vous raconter leur histoire, en tout cas, celle que leur maison m’a chuchotée à l’oreille…
Quand j’ai aperçu le village et son clocher, quand j’ai vu le petit marché animé sur la place, quand j’ai levé les yeux et que j’ai découvert la couleur du ciel, bleu, immensément bleu, je me suis dit que la moitié de l’humanité (les trois quarts ? ) était là, à m’envier. Parce qu’on a tous un rêve de Provence au fond de la tête. Le rêve que les retraités français, les retraités hollandais, américains et anglais réussissent à s’acheter, après une vie de labeur et de sous patiemment économisés.
A peine arrivée, je passe en mode exploration. La première chose qui me frappe quand je pose le pied à l’intérieur de la maison de Mamy Blue, c’est sa fraîcheur et la lumière qui y règne. Tout est format XXL dans cette maison. Large, spacieuse, elle a été pensée pour circuler, pour encourager les attroupements, le confort de ceux qui y vivent et ceux y qui y sont de passage. Il n’y a pas de télévision dans le grand salon. A quoi servirait-elle ? Une grande baie donne sur un panorama exceptionnel : qu’est-ce qu’on pourrait trouver de plus intéressant, de plus beau à regarder que ce spectacle permanent qu’on a devant soi ? On est là, sans crainte du vis à vis, on discute entre amis, entre proches et le ciel est là, aussi, comme un autre invité, discret et bienveillant. La télévision (une grosse télé, pas un truc moderne) se trouve dans la chambre jaune, au premier étage, celle que Christine appelle la chambre des enfants. Je l’aurais deviné à voir le titre des dvds qu’on trouve dans la colonne riquiqui qui flanque la téloche : Fantomette, Heidi, la marche de l’empereur, Casper… Quelques films pour adultes (deux pour être précis) : Modigliani et Notting Hill (regardés tous les deux). Bref, je ne suis pas tombée sur une famille de cinéphiles.
Dans la chambre des parents, à l’étage également, on trouve réunis tous les amours du couple : le bleu, la mer et… Dieu. Quand on pénètre dans cette chambre, un parfum d’encens nous prend à la gorge. Cette chambre est différente du reste de la maison. Elle respire l’intériorité tandis que tout le reste de la maison semble lancé dans un tête à tête permanent, un dialogue avec le dehors. Un petit autel à l’asiatique avec des icônes, quelques crucifix trône sur le sol, contre un pan de mur. C’est une présence importante mais pas envahissante.
Est-ce que le bonheur est bleu ?
Bleu comme la piscine en contrebas du jardin, bleu comme le ciel magistral qui nous enveloppe, nous protège ? Bleu comme les milliers d’objets qui habitent cette maison ? Dans cette maison, toutes les déclinaisons du bleu sont offertes : le stylo avec lequel je prends des notes, les coussins sur les canapés, les coussins de chaise, le papier toilette, le poêle à bois (bleu Majorelle), le gros pouf poire (bleu pétrole), les portes (bleu pastel et bleu canard), certains pans de murs (bleu lavande), le tapis du salon (blanc à spirales bleu cyan), les chaises longues (bleu turquoise), les bols, les tasses, les assiettes, les vases et les cache-pots, les bassines, les théières, les cadres des photos et les cadres des tableaux, les tabourets, la nappe en vinyle de la table sur la terrasse, les couvercles des pots à épices, les bougeoirs… J’aurais fait plus vite de lister ce qui n’est pas bleu … ^^
Des tableaux ci-et là piquettent les murs. La plupart ne sont que des reproductions de paysages, avec une dominante bleue, of course. Pas de portraits, quelques dessins naïfs et trois-quatre tableaux au crochet. Certains tableaux accrochent mon regard. Ce sont des cadres réalisés à l’occasion des décennies d’anniversaire du couple. Le couple tient la comptabilité des jalons importants. De grands cœurs symbolisent ces passages heureux comme si l’amour avait traversé les ans, sans un pli, sans une blessure. Je comprends que le couple est marié depuis 1974… Vertige. La recette du bonheur, je crois que Philippe et Christine l’ont trouvée. Ils l’ont même encadrée dans un des tableaux au crochet, accroché dans le coin salon : « Amour, Complicité, Désir, Foi, Chance, Fidélité, Tendresse, Humour ». « C’est un beau roman, c’est une belle histoire » conclut rondement le tableau.
Ces découvertes me laissent songeuse : qu’est-ce qui fait qu’un couple, après plus de quarante ans de mariage, continue à accrocher des tableaux avec des cœurs et des mots d’amour alors que d’autres se déchirent et ne peuvent plus voir leur autre moitié en peinture après dix ans ? … Ma mère me disait que le mariage, c’est comme la loterie. Christine et Philippe, gagnants du gros lot ?
Rien dans la maison n’est chiné ou ancien. Pas de bahut de grand-mère, pas de table en noyer, pas de ménagère en argent 60 couverts. Tout ici est estampillé Ikea. Ça ne doit pas intéresser Christine et Philippe l’histoire propre des objets. Ce qui les motive, c’est de composer leur histoire à travers des objets vierges, neufs pour les faire rentrer dans la mythologie familiale. L’histoire des autres -celle que les objets ont connue avant, dans le cas des objets chinés- reste chez les autres : elle appartient à ces autres. Bref, les propriétaires ne sont pas des chineurs parce qu’ils se foutent de la valeur des choses mais ils sont attachés aux petites choses, celles qui leur plaisent sans se préoccuper du standing, de l’apparence. Ils sont guidés par leur cœur.
Ce n’est pas une maison particulièrement belle. Elle n’a pas une grande valeur en soi, elle est en crépi. Ses meubles ne sont pas précieux, ni design. Le sol est recouvert de dalles bon marché. Pas de matières nobles : ni bois, ni soie, ni lin… Elle n’a pas de caractère. Elle n’a pas de grosses pierres apparentes. Il y a bien quelques poutres au plafond de la salle du bas mais elles sont neuves, anecdotiques. Elle n’a pas d’âme, pas d’histoire. Mais elle a des qualités. Elle offre des pièces confortables à vivre, agréables, vastes. Elle est ouverte sur l’essentiel : la lumière, la beauté, le ciel. Le matin quand on se lève, il n’y a rien que le silence, le ciel obstinément bleu, l’air doux et le pépiement des oiseaux. Au loin, devant soi, quelques toits sur des maisons aux volets clos. Les siestes semblent durer éternellement dans ce pays. Les mouvements sont lents, indolents. Les accents sont colorés et les sourires faciles. On découvre le plaisir de ne rien faire, de se laisser porter par son corps, qui tout à coup semble peser des tonnes et ne trouver grâce que dans la station prolongée sur une des chaises turquoise de la terrasse.
Quand le soleil se couche, en bas, dans la vallée, je m’installe sur la terrasse pour me régaler du spectacle de la lumière qui caresse le flanc des collines boisées. J’ai envie soudain d’une cigarette, moi, moi ! Qui ne fume pas. Juste pour apprécier avec intensité ce spectacle. Cette maison est généreuse. Quand on est assis dans le salon, on a le regard qui s’élève. Avec ses ouvertures, ses larges fenêtres, ses baies vitrées, ses terrasses, la maison invite la lumière à entrer, à l’envahir sans hésiter. Elle lui dit de ne pas faire la timide. On est entre amis, ici, tu sais ?
Collectionner
Christine et Philippe collectionnent les collections : théières bleues, chapeaux de paille – roi des amoureux – sur le mur qui conduit à l’étage, bouteilles et flacons bleus, bonbonnières (avec les dragées!), BD, flacons de sable des plages que les pieds de Christine et Philippe ont foulées : Tahiti, Moorea, Maldives, Oman… Je m’interroge : que deviendront ces collections amoureusement amassées, conservées, bichonnées au cours des années ? Seront-elles dispersées ? Finiront-elles sur un vide-grenier ou sur ebay ? Qu’est-ce qui reste de nous quand nous ne sommes plus ? Qui conservera notre mémoire ?
Cette maison, c’est une page blanche, un lieu neutre où Christine et Philippe ont déroulé, patiemment, mur par mur, objet par objet, une histoire qui n’appartient qu’à eux. Dans cette histoire, ils n’ont exclu personne : les enfants, la famille, les amis y tiennent une grande place. Dieu, la nature occupent également une place importante. Le monde vu de cette maison semble loin. Ses rumeurs montent faiblement.
Que ressent-on quand on vit dans une maison pareille ? Oublie-t-on le monde quand on vit dans un petit paradis ? Le confort rend-il égoïste ? Ou devient-on meilleur ? Christine et Philippe, qui ont fait le choix de l’échange de maison, envoient un message fort et clair quant à leurs valeurs…
Et moi, qu’est-ce qui me restera après ces quelques jours ici et que je me retrouverai dans mon appartement banal sans vue, sans piscine et sans terrasse ? Une morsure au cœur ? Une méchante envie ou un sentiment de plénitude : le paradis existe, je l’ai touché du doigt, je l’ai approché ?
Un grand merci au site GuesttoGuest qui a permis cet échange et les autres.