Tout avait commencé lorsque Wanda Missouri lui souffla le César de la meilleure actrice. Elle avait failli s’étrangler en voyant sa rivale de toujours monter les trois marches qui menaient à la gloire, à la postérité pour recevoir sa statuette. Elle avait pesté intérieurement : « vieille bique ! ». Et dès le lendemain matin, elle s’était plainte auprès de son agent. Elle avait beau avoir une carrière jalonnée de prix en tous genres, plus que gagner, elle détestait perdre. Ils avaient eu une longue conversation téléphonique, l’agent s’y était préparé, il avait l’habitude de consoler ses pouliches, et il savait que le lendemain des Césars, il devait prévoir une ration double de mouchoirs et de paroles tendres. Bref, c’était son troisième appel de la matinée du genre (deux autres nominées qui n’avaient pas dormi de la nuit après la gifle subie la veille), il tentait de ne pas soupirer trop fort, il contenait son impatience, mais que faire, ces actrices étaient si fragiles au fond.
Il savait aussi qu’il n’aurait pas pu lui dire que si Wanda avait obtenu le prix, c’était tout simplement parce que sa dernière performance d’actrice avait été tout simplement époustouflante. Sa pouliche n’aurait pas pu l’entendre. Il avait biaisé : « écoute, peut-être que si tu te montrais plus proche des gens, si tu faisais, comme Wanda, plus souvent les JT, que tu rencontrais un peu plus ton public, tu deviendrais plus populaire qu’elle. Il faut que tu aies l’image d’une femme simple, proche des gens. Tu souffres d’un certain déficit d’image, il faut le reconnaître… ».
La diva réfléchit longuement aux paroles de son agent. Il n’a pas tort, reconnut-elle. Elle était encore très belle, elle avait connu la gloire jeune, elle avait tourné avec les plus grands, quelque part, elle avait contribué à forger cette image de reine inaccessible, enfermée dans sa tour d’ivoire. Les gens l’admiraient, la vénéraient certes, mais elle était trop loin d’eux pour qu’ils puissent l’aimer. Sans consulter son agent, elle accepta l’interview d’un grand hebdomadaire féminin et se présenta dans la suite de l’hôtel de luxe où elle avait ses habitudes sans attachée de presse. La journaliste ne s’interrogea pas non plus sur l’absence de ses gardes du corps. Comme à son habitude, l’actrice brilla dans l’exercice : elle séduisait, savait raconter comme personne les tournages, les rencontres, le cinéma. Quand la journaliste lui posa la question : « Après une telle carrière, qu’est-ce qui vous donne encore du plaisir ? », sans hésiter, l’actrice répondit : « faire caca ». La journaliste pensa avoir mal entendu, répéta en bafouillant la question et s’entendit de nouveau répondre : « faire caca ». L’actrice pensa bon de rajouter : « vous savez, les toilettes, c’est le dernier endroit où je peux être moi-même. Je me détends. Enfin, c’est tout mon être qui se relâche. Pas seulement mes sphincters ». Elle eut un petit rire, et poursuivit l’interview, pas peu fière de ce grand moment de simplicité et de vérité qu’elle avait glissé l’air de rien et qu’elle offrait à son public. Qui pourrait après cela continuer à lui reprocher son attitude hiératique ? Elle venait de révéler à la France entière que comme tout un chacun, sa vie intérieure reposait sur des canalisations, et que comme tout un chacun elle n’appréciait rien tant qu’une tuyauterie en bon état, garantie d’un écoulement régulier, à la consistance parfaite.
Quand le journal parut, elle lut avec satisfaction l’interview et appela dare-dare son agent : « alors, tu l’as lue ? ». L’agent éclata : « mais enfin, enfin, qu’est-ce qui t’a pris ? ». Il était bouillant, des années de communication parfaites flinguées par une saillie débile. L’actrice s’étrangla à son tour et lui raccrocha au nez, quand il lui présagea : « tu peux dire adieu à ta carrière ». Elle était furieuse mais inquiète également. Et si cet idiot avait raison ? Qu’avait-elle fait, bon Dieu ?
Au cours des semaines suivantes, elle réalisa que quelque chose avait changé autour d’elle. C’était presque imperceptible mais quand on était, comme elle l’était, rodé à un certain type de rapports avec les autres, la moindre variation était criante. Les gens la traitaient comme si elle était descendue de son piédestal. Elle ne semblait plus les impressionner. Ils s’adressaient à elle comme à leur boulangère, comme s’ils avaient oublié soudainement qui elle était. Elle remarqua, lors de soirées, des regards narquois dans sa direction, des sourires moqueurs. Une fois, elle crut surprendre quelqu’un la désigner du doigt en se bouchant le nez. Elle n’eut plus de doute quand quelqu’un dans la foule brailla : « madame caca ! ». Elle fit semblant de ne pas avoir entendu, s’engouffra dans sa limo et cria au chauffeur : « à la maison ». Là, elle remarqua la pile de nouveaux scénarios qui étaient arrivés et décida de les feuilleter pour se changer les idées. Elle envoya bouler le premier script après la page 8. Arrivée à la page 20 du second, elle crut mourir. A la page 6 du troisième et dernier dossier qu’elle osa ouvrir, elle se mit à hurler et à sauter de rage, arrachant et déchirant les pages du malheureux scénario. Son agent avait raison. Même les jeunes réalisateurs se foutaient de sa gueule. Elle leur inspirait des rôles de folle empêtrée dans des délires scatologiques. Chaque scénario qu’elle avait lu prévoyait sa scène dans les chiottes. Elle avait perdu sa couronne. Terminé d’être la reine. C’était dans la fange qu’elle était tombée. « Si j’avais fermé ma gueule… » pensa-t’elle. Pendant des semaines, elle refusa toutes les invitations, rasa les murs. Pas d’interview, pas de sorties : « fais-toi oublier », lui avait conseillé son agent, qui après être rentré dans ses grâces, tentait de contenir les dégâts. Mais le tsunami de caca qu’elle avait déclenché ne semblait pas vouloir s’arrêter là. A la cérémonie des Oscars suivante, elle comprit qu’elle devait faire une croix sur ses amis américains. L’un des animateurs de la soirée ouvrit une séquence en apparaissant assis sur des toilettes, en disant qu’il aimait faire caca. L’assemblée éclata de rire ; sur son écran de télévision, l’actrice reconnut ses amis acteurs, des actrices avec qui elle avait dînés souvent. Hollywood se foutait de sa gueule ouvertement, devant les caméras du monde entier. Et comme si cela ne suffisait pas, le lendemain, son agent l’appela pour lui annoncer que la grande marque de luxe avec laquelle elle avait un contrat avait décidé de mettre un terme à leur collaboration, arguant que caca et glamour ne faisaient pas bon ménage. Ce qui la sauva du suicide, ce fut une pensée mélancolique et inquiète. Qui sait ce qu’ils auraient fait sur sa tombe ? Au lieu de fleurs, ses anciens fans auraient déposé un étron, pensant lui faire plaisir, imaginant que le parfum de leur caca monterait jusqu’à elle.
Malgré son caractère anecdotique, cette histoire navrante porte une interrogation très forte : peut-on survivre au caca ?